Ce matin, j’ai pris une photo de toi. Une photo comme j’en prends des milliers depuis le jour de ta naissance. Tu es debout au bord de la fenêtre à regarder les autos passer. La photo est sombre, un peu floue, à contre-jour. Plutôt banale. Une photo que bien des gens supprimeraient à première vue.
Ce matin, tu t’es levé à cinq heures et demie. Comme tu as deux ans, ça ne t’a pas vraiment effleuré l’esprit que papa et moi n’étions pas très heureux de nous réveiller aussi tôt. Tu es venu nous chercher dans notre lit, nous nous sommes levés comme des zombies en soupirant et tu as tiré papa par la main jusqu’à la fenêtre pour qu’il t’aide à monter sur le rebord. Tu voulais voir les autos, même si à cinq heures trente, toute auto qui se respecte fait encore dodo.
Moi, je me suis dirigée tout droit vers la cafetière en pestant contre la terre entière de me faire voler ainsi mon Saint-Sommeil, les yeux collés et le cerveau en gélatine. J’ai vu la vaisselle traîner sur le comptoir: « Ah mais quel bordel… ». Du coin de l’oeil, j’ai vu les chaussettes de papa traîner: « Jamais capable de se ramasser celui-là… ». Et alors que je me récitais mentalement un chapelet de mots catholiques en prenant ma première gorgée de café, j’ai levé les yeux. Et je vous ai vus tous les deux, à la fenêtre. Et là, tout s’est arrêté.
Fast-forward. Soudainement, je me suis vue dans la soixantaine dans mon salon propre et rangé, assise sur mon divan immaculé, sans miettes ni traces de bave et de lait séché. Toi tu n’étais plus là, tu avais grandi et tu étais devenu un homme. Sur la table basse, parmi les photos de famille encadrées, j’en ai pris une que j’ai regardée longuement, avec mes yeux de maman un peu ridés. C’était toi, à deux ans, en train de regarder par la fenêtre. Je me suis mise à pleurer un peu avec nostalgie, pensant que je donnerais tout, tout, pour pouvoir remonter dans le temps et m’arrêter à ce moment précis, là, à cinq heures trente du matin, les yeux collés, le cerveau mou, la vaisselle sur le comptoir et les chaussettes sales de papa sur le plancher. Pour te revoir, toi, mon bébé, qui se fout de l’heure qu’il est et du temps qu’il fait, et qui veut juste regarder les autos. Pour ré-entendre tes petits pas s’approcher de mon lit pour me réveiller. Pour revoir tes grands yeux ensommeillés, avec ta suce au bec et ta doudou serrée sur ta poitrine.
Rewind. C’est à ce moment que j’ai lâché ma tasse de café et j’ai pris cette photo. Cette photo sombre, floue, à contre-jour. Banale? À supprimer ? Non. Parce qu’elle me rappellera toujours qu’à travers le quotidien éreintant de la vie de parent, comme l’a dit le grand Saint-Exupéry, on ne voit bien qu’avec le coeur, l’essentiel est invisible pour les yeux.
Play.
Pour commencer,
le texte « Ce matin, J’ai pris une photo » m’a bouleversé ! Belle prise de conscience pour ma part. Je vais prendre le temps d’apprécier les moments de pagaille parce qu’un jour, je vais m’en ennuyer !
Je voudrais ajouter,
merci d’avoir l’audace d’exprimer la réalité des mamans de façon crue et authentique ! Cest toujours un délice de vous lire.
Sur ce,
Bonne continuité ?