Tu as vu le jour en 1923. Dans un Québec très rural. Tu as grandi, comme beaucoup à cette époque, dans le fin fond d’un rang. Puis, à dix-neuf ans, tu as convolé en justes noces. Par amour? Parce que c’était la chose à faire? Je l’ignore. Et il reste aujourd’hui très peu de témoins du temps pour me raconter les menus détails de ta jeunesse.
Tu as eu ton premier enfant à vingt ans et ton petit dernier est né alors que tu venais de souffler tes quarante-trois bougies. Je dis souffler des bougies, mais je doute que tu t’es permis ce luxe parce qu’entre ces deux naissances, tu as connu quatorze autres grossesses, quatorze autres accouchements. Tu as nourri quatorze autres petites bouches. Et ça, c’est sans compter celle de grand-papa et celle de ton beau-père que vous logiez généreusement.
Quand je pense à ta vie, il y a une tonne de questions qui me brûlent les lèvres, mais que je ne pourrai jamais te poser de mon vivant… et ça me chicote, ça me fascine.
Dis-moi, comment as-tu fait? Je n’arrive pas à comprendre comment tu as pu. J’en ai deux. Uniquement deux. Et j’ai continuellement l’impression d’être épuisée. Je ne suis décidément pas faite du même bois que toi. Ton essence s’est perdue entre ta génération et la mienne, grand-maman. Je sais que tu ne travaillais pas à l’extérieur… mais rendu là, je crois que j’aurais apprécié pouvoir m’évader de la maison quelques heures par jour. Ne pas avoir à préparer trois repas par jour pour dix-neuf personnes. Dix-neuf! C’est presque vingt ça! Comment as-tu fait? Avec les moyens du bord qui étaient en ta possession. Avec les moyens financiers plus que limités qui étaient à ta disposition. Avec les instruments d’une époque où tout était plus compliqué. Où tout était fait maison. De la confiture aux pâtés en passant par la fricassée quotidienne. Dis-moi, combien de livres de patates épluchais-tu chaque jour pour nourrir ton armée?
Tu sais, mon panier à linge représente pas mal toujours une tâche à effectuer. Qui revient inlassablement. Sans relâche. Il est rarement vide, malgré mes appareils modernes et sophistiqués. Malgré que nous ne sommes que trois à la maison. Alors, explique-moi. Dis-moi. Comment as-tu fait? J’ai beau user de toute mon imagination, je n’y arrive pas. Je t’imagine ensevelie sous des montagnes de linge, incapable jamais de prendre le dessus.
Tu n’avais accès à aucune de nos petites commodités, celles qui nous semblent tellement banales aujourd’hui qu’on ne les voit plus. Je sais que les plus vieux aidaient les plus jeunes… mais quand même. Ça ne me console pas. Ça ne me rassure pas. Ça ne me dit pas comment tu as fait.
Combien de fois par jour devais-tu entendre le mot maman? Combien de post-partum as-tu faits? Combien de fois t’es-tu dit que c’était le dernier? Combien de larmes as-tu versées, épuisée par ton train-train quotidien. Étaient-elles plus nombreuses que tes sourires? Avais-tu seulement le temps de sourire? Te permettais-tu de rire aux éclats? En avais-tu seulement la force? T’arrivait-il de prendre un temps d’arrêt? Uniquement pour toi. Tes petits bonheurs ressemblaient à quoi concrètement?
Tu sais, j’ai toujours admiré cette magnifique famille élargie dans laquelle j’ai eu le bonheur de grandir et qui découle en bonne partie de tes efforts surhumains, grand-maman. Mais avant d’être mère, je n’avais pas pris conscience des sacrifices incroyables que tu as dû faire. De ce que ça t’avait demandé d’élever seize enfants à une époque où rien n’était gagné d’avance.
Je t’admire. J’ignore comment tu as pu, mais je sais que je n’aurais pas pu, moi. Donner la vie seize fois. M’inquiéter pour tout ce troupeau d’enfants. Je n’aurais jamais trouvé la force. Mon cœur n’aurait pas tenu le coup.
Je t’admire et réalise que mes montagnes ne sont sans doute rien comparativement à celles que tu as affrontées. Je t’admire et te remercie pour cette dose de courage surprenante qui s’éveille en moi quand je m’arrête un instant pour penser à toi et à l’incroyable force que tu as manifestée toute ta vie.
Vraiment, grand-maman. Je t’admire et te remercie. Tant de fois.
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