À toi, la pharmacienne qui m’a jugée parce que j’ai voulu interrompre ma grossesse,
Dans la vie, je travaille fort, fort, pour essayer de ne rien oublier, mais parfois, je dois bien l’avouer, ma mémoire me fait défaut. Par contre, s’il y a une chose que je n’oublierai jamais, c’est le regard que m’a jeté la pharmacienne le 16 décembre 2014, ce fameux jour où je suis allée chercher les comprimés qui allaient déclencher les contractions nécessaires à l’avortement que je m’apprêtais à subir le lendemain matin.
Ce regard empreint de mépris et de jugement qui me disait silencieusement : « Fait que toi aussi, tu fais partie de ces filles-là, hen? ».
Sauf que demain matin, quand mon cadran va sonner dans le vide à 5h00 du matin parce que j’aurai pas dormi de la nuit, vas-tu être là, toi, pour me dire que ça va bien aller? Vas-tu me flatter dans le dos pendant que les contractions vont commencer? Vas-tu essuyer mes larmes silencieuses quand ils vont m’avoir installée dans ma petite civière entourée de rideaux, mes vêtements soigneusement rangés dans un sac poubelle noir? Vas-tu être là pour entendre avec moi les filles qui vomissent ou qui s’évanouissent parce que la médication ne leur fait pas ou parce que leurs émotions sont trop fortes? Vas-tu être là quand ils vont m’installer dans la salle d’opération et que je n’aurai plus trop conscience de ce qui se passe? Vas-tu être là après, quand je vais aller me nettoyer l’entrejambe souillé de sang et de teinture d’iode dans la salle de bain froide de la clinique?
Ben non. Tu seras pas là.
Parce que l’avortement, c’est un deuil au travers duquel on passe seule. Pis moi, ben j’ai eu un chum qui préférait jouer à Candy Crush dans la salle d’attente de la clinique plutôt que de se soucier de mon bien-être et qui m’a gentiment dumpée chez moi une fois que la job a été faite; fait que je peux te dire que je me suis jamais sentie aussi toute seule que le matin du 17 décembre 2014 dans mon petit alcôve de tristesse.
Je le sais bien que tu m’as regardée comme ça en te disant que des affaires de même, ça ne t’arrivera jamais à toi. Pour être bien honnête, ma belle fille, je ne te le souhaite vraiment pas. Mais si ça m’est arrivé à moi, c’est la preuve que ça peut arriver à tout le monde.
Contrairement à ce que tu peux penser, je ne considère pas l’avortement comme un moyen de contraception en soi. Ça m’est arrivé une seule fois et je souhaite de tout mon cœur que ça ne se reproduise jamais. Pour ton information, ça m’a pris l’aide d’une psychologue pour que j’arrête enfin de me sentir coupable de ne pas avoir laissé ce charmant petit bébé faire partie de ma vie.
Donc pour répondre à ta question, ouin. C’est ça. Je fais partie de la grosse gang de presque 25 000 femmes qui ont interrompu leur grossesse au Québec en 2014.
Je sais que tu dois en voir de toutes les couleurs dans ton travail, mais en même temps, je voulais que tu saches qu’avant mon avortement, moi aussi, je me disais que ça ne m’arriverait jamais à moi. Je savais calculer mes affaires, j’avais déjà deux enfants bien prévus et bien désirés; voyons donc, fallait être un peu nounoune pour tomber enceinte « par accident ».
Eh ben non, ça n’arrive pas juste aux autres pis non, ça arrive pas juste aux nounounes.
À force de parler de cette épreuve, je me suis aperçue que plein de femmes bien placées que je connais et que j’estime beaucoup ont aussi, à un moment ou à un autre de leur vie, interrompu une grossesse et ce, pour toutes sortes de raisons. Trop tôt dans leur vie, pas avec la bonne personne, trop tard dans leur vie, parce que leur conjoint ne voulait pas d’enfant, etc.
Essaie juste de garder ça en tête la prochaine fois que tu donneras ces fameux comprimés à une femme. Et pense à elle quand tu vas te lever le lendemain matin. Parce qu’à l’heure à laquelle tu vas ouvrir les yeux, elle va être en train de vivre l’une des plus dures épreuves de sa vie.
Laisser un commentaire