Quand j’étais adolescente comme toi, ma fille, je travaillais à temps partiel après l’école, dans un restaurant pas loin de chez moi. J’étais fière de ce premier emploi qui me permettait de me payer plein de petits luxes. Celui qui m’avait engagée, l’assistant-gérant, était un bon patron et un gars sympathique. Le gérant, par contre, j’ai vite senti que je n’avais pas été son premier choix.
C’est peut-être pour ça que je l’ai laissé faire ce que je ne voudrais jamais qu’on te fasse à toi, mon enfant, quand tu dénicheras ton premier travail. À l’époque, malgré mon air rebelle, j’étais trop innocente pour réaliser que ce qui se passait, ce n’était vraiment pas correct.
Quand il avait besoin d’un stylo, c’est-à-dire toutes les vingt minutes au moins, mon gérant n’allait pas le chercher dans le porte-crayon qui débordait à côté de lui, non… Au lieu de ça, sa main baladeuse s’immisçait sous le tissu de mon tablier et s’attardait un peu trop longtemps sur mon bas-ventre avant d’en ressortir avec un Bic qu’il me remettait de la même façon, quelques instants plus tard. Parfois, c’était tout son corps qui se pressait contre le mien, alors que je ne pouvais fuir, occupée à prendre une commande de pizza au téléphone. Je sentais son sexe se presser contre mes fesses, pendant qu’il allait soit-disant déposer quelque chose dans le coin où je me trouvais. Puis il s’éloignait de moi en me jetant une parole méprisante. Un jour, ma jupe était trop courte, et il me ferait faire un autre uniforme. Le lendemain, je ne souriais pas assez. Le jour d’après, il trouvait que j’avais engraissé (ce qui était vrai). Je faisais bien mon travail, mais ça, il ne me le disait jamais.
Je n’ai pas oublié son nom : Reynald. Il avait quarante-six ans. Moi, j’en avais juste quinze. Jamais on ne m’avait parlé de ce genre de harcèlement sexuel. Je ne comprenais donc pas ce qui se passait, et j’ai naïvement laissé faire ce trou de cul pendant deux ans, plus ou moins sous les yeux de tous les autres employés. Malgré mon malaise en sa présence, j’avais décidé de ne pas lui accorder d’importance et de me concentrer sur ce que j’avais à faire. Au fil du temps, j’ai fini par ne lui inspirer que du dédain, maintenant qu’il avait engagé une petite nouvelle qui semblait mieux collaborer que moi et le suivait à l’occasion jusque dans son bureau. J’ai fini par me trouver un autre emploi, moins bien payé, mais où j’étais respectée.
J’ai compris bien plus tard, des années plus tard. Compris que j’avais été abusée. Compris que j’avais été intimidée. Compris que j’avais vécu du harcèlement sexuel au travail. Compris que je n’étais responsable de rien, que je n’avais été qu’une victime.
Aujourd’hui, ma fille, c’est toi qui as quinze ans. J’aimerais croire que le monde a changé, depuis les années quatre-vingt-dix, mais quand j’écoute ce qui se passe autour de moi, je dois me rendre à l’évidence qu’il reste encore quelques imbéciles qui n’ont pas compris. C’est pourquoi je te raconte ce qui m’est arrivé. Je veux que tu saches que certains comportements ne sont ni normaux, ni acceptables, et qu’ils doivent être dénoncés. Je veux que tu connaisses les formes que peut prendre le harcèlement sexuel, parfois si subtil. J’aimerais que tu saches le reconnaître, et que tu viennes m’en parler si tu as un doute. Je veux que tu sois assez informée et assez sûre de toi pour refuser d’en être la victime, si un jour ça devait t’arriver.
Parce que toi aussi, ma fille, tu vaux bien mieux que ça.
En lien avec votre article sur le consentement et en écho avec « un fait divers » irlandais de 2018 (#thisisnotconsent). Plasticienne, des femmes indignées par l’acquittement d’un violeur, ont accepté de prêter un string, ce petit bout de tissu, symbole de culpabilité supposé, que je dessine épinglé ?
A découvrir la série en cours de réalisation : https://1011-art.blogspot.com/p/thisisnotconsent.html
Cette série a été présentée à des lycéens, quand l’art contemporain ouvre le débat…
La série continue ! je fais un appel aux femmes qui souhaiterais me prêter un string pour participer au projet.