J’avais prévu d’allaiter et pourtant je ne l’ai pas fait.
Dès la tétée d’accueil, j’ai cru que mon bébé était né avec des dents. Déjà, au cours de la grossesse, mon bébé était très tonique : les lignes qui parcourent mon ventre en sont un graphique héritage. Et toute cette tonicité, il l’a mise au service de son pouvoir de succion. J’avais mal. Horriblement mal. Une douleur physique combinée à la douleur de ne pas apprécier ce moment. Une douleur aussi présente que la douceur était absente. Moi qui aime tout prévoir, je n’avais pas envisagé que mon allaitement puisse dérailler dès les premiers instants.
J’avais prévu d’allaiter et pourtant je ne l’ai pas fait.
Les premiers jours ont passé et mon bébé perdait du poids. Plus qu’il n’en avait le droit. Et moi je perdais confiance. Confiance en mon allaitement. Confiance en moi, en la jeune mère que j’étais depuis quelques heures. Je souffrais. Je serrais aussi fort les dents que la barre du lit médicalisé avec mes doigts. Tout ça en même temps que mon bébé tentait de se nourrir. Mais moi, je croyais mourir. Rien n’allait. Et personne ne m’écoutait. En particulier cette auxiliaire ou infirmière puéricultrice, je ne sais plus, chargée de nous aider la nuit. Elle était là et sa présence nocturne n’avait rien de tendre. Tout chez elle me mettait une pression folle. Ses yeux. Ses fortes mains. Son manque de délicatesse tant physique que verbale. Sa voix. Sa façon d’entrer dans mon intimité… Tout.
J’avais prévu d’allaiter et pourtant je ne l’ai pas fait. Car en réalité, mon bébé tétait aussi fort que mal. De longues heures à subir en espérant apaiser sa faim, en vain. Je ne parvenais pas à aider mon enfant à téter correctement. À prendre le sein, comme on dit. Pour cela, j’essayais d’abord de lui apprendre à prendre le temps. À prendre calmement et bien ce bout de chair censé l’aider à grandir et s’épanouir. Mais non. Avec sa jolie bouche en forme de cœur, il avait beau essayer encore et encore… nos corps étaient en désaccord. Il tétait toujours aussi fort. Toujours aussi mal. Et malgré tous les efforts déployés, le lait maternel tant désiré peinait à se faire généreux avec l’enfant choyé. Le soulager devenait pourtant une nécessité.
J’avais prévu d’allaiter et pourtant je ne l’ai pas fait.
Fin des faux-semblants. Fin des artifices. Et place au lait artificiel. Et si, après cicatrisation de mes tétons, j’arrive à tirer mon lait pour alterner alors ce serait déjà merveilleux. Mais avant que ne se dessine ce plan B et que je l’accepte, il m’aura été nécessaire de trouver refuge après minuit aux toilettes de la maternité afin d’y vider mon sac et mes tripes.
J’avais prévu d’allaiter et pourtant je ne l’ai pas fait.
Chaque jour maintenant, ce même rituel, plusieurs fois par jour. Un nombre précis de doses de lait en poudre dans une quantité tout aussi précise d’eau. On mélange. Dix secondes dans un sens. Dix dans l’autre. On mélange. Nos souhaits. Nos projections. À notre réalité. Aux contraintes. Et on accepte. Bébé est en santé. N’est-ce pas là ce qui compte le plus ? Et ce biberon tant redouté devient ami. Parce qu’il était l’image de l’échec, on l’a repoussé. Et désormais il dévoile ses atouts. Tout comme moi, en tant que maman, je me découvre. Le regard pas toujours bienveillant, mais j’apprends à faire preuve d’indulgence. Je ne suis pas parfaite. Mais biberon ou nichon, je le suis pour ma fille. Point.
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