Mes très chers enfants,
Aujourd’hui, maman a de la peine. Votre maman est triste, vidée, au bout du rouleau et cernée jusqu’aux orteils. Même si elle sourit à pleines dents quand elle est à vos côtés, qu’elle vous aime plus que tout au monde, elle a tout de même une boule dans la gorge. Maman a parfois de la peine, même si elle ne le vous montre pas, lorsqu’elle pense à la vie qu’elle n’a pas.
À la vie qu’elle n’a plus.
Loin de moi l’idée de vous dire que c’est de votre faute, mes chéris. Vous n’avez pas demandé la vie – c’est bien moi qui vous l’ai offerte. Avec tout mon cœur, toute ma tête et toute mon âme, j’ai choisi de vous placer en haut de mes priorités, de mes rêves, de mes projets. Nous sommes partis à l’aventure ensemble, vers une destination inconnue.
Mais c’est un voyage qui ne se termine jamais, que l’on ne peut choisir d’annuler, et d’où on ne peut faire demi-tour. Et parfois, j’en ai marre, de ce voyage. Parfois, j’aurais envie de peser sur pause, sur mute, de revenir en arrière. Je me demande où je serais, qui je serais, si je n’avais pas acheté ce forfait-maternité-tout-inclus-aller-seulement.
Lorsque mes nuits sont vides de tout – vides de silence, vides de calme, vides de repos, je m’imagine ouvrir la fenêtre, comme quand j’étais ado, sortir furtivement au milieu de la nuit, aller sur le trottoir. Dans le silence de la ville endormie, je marcherais, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, puis en riant à gorge déployée en sautillant, insouciante et légère, errant sans but avec comme seul souci le regard furtif d’autrui. La liberté serait mon alliée, ma complice. Ça, c’est la vie que je n’ai pas.
Quand je me sens comme une automate, traversant les journées qui se ressemblent, avec leur routine, leur lot de chaos, de disputes et de frustrations, je me revois il y a une dizaine d’années. Je repense au chemin que j’ai choisi d’emprunter, au papa que j’ai choisi. Et dans ce songe, je ne le fais pas- je ne choisis pas la maternité. Je tourne le volant vers une autre destination. Celle de l’indépendance, de la spontanéité et des rêves grandioses en abondance. Un pays sans enfants, rempli non pas de cris mais de musique douce, de bruissement de feuilles et du clapotis d’un ruisseau. S’y trouvent soirées bien arrosées, opportunités d’affaires et multiples gâteries. Ça, c’est la vie que je n’ai pas.
Lorsque je croule sous les responsabilités, les horaires de tout un chacun, les limites que la société nous impose ainsi que toutes les contraintes dont je dois tenir compte en permanence, j’aurais le goût de me cacher. J’aurais envie de creuser un trou dans lequel j’irais me terrer pour n’en ressortir qu’une fois au printemps, telle une marmotte qui redoute de voir son ombre. Je me demande si quelqu’un d’autre prendrait la barre de mon bateau, si une autre personne que moi serait en mesure de vous mener à bon port, mes chers enfants. Dans mon trou, je creuserais un tunnel qui me mènerait loin, très loin, à un endroit où je pourrais me réinventer. Tel un prisonnier qui a réussi à s’évader d’une prison et qui peut se forger une nouvelle identité. Ça, c’est la vie que je n’ai pas.
J’ai honte de dire que je pense à cette vie que je n’ai plus… et je le fais souvent. Mais ça n’enlève rien au fait que je vous adore, que vous êtes le plus beau cadeau que la vie m’ait fait. Je chéris chaque moment passé à vos côtés, car je sais qu’il ne reviendra pas. La vie que j’ai, c’est celle dont vous faites partie. Et si je vivais la vie que je n’ai pas, je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui.
Et ça, c’est à vous que je le dois.
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