Mon garçon,
Voilà maintenant plusieurs années que je t’ai donné naissance. J’essaie de me représenter cette durée de toutes les façons possibles. Mais que je fasse le décompte en mois, en semaines ou en journées passées à tes côtés, c’est peine perdue, car j’ai tout à la fois l’impression d’être ta maman depuis hier comme depuis la nuit des temps.
Pourtant, j’ai eu une vie avant ton arrivée, mon amour. Une vie antérieure que j’essaie de me remémorer en allant fouiller au plus profond de l’abîme de ma mémoire. Car du haut de tes cinq ans trois quarts, tu m’interroges parfois sur celle-ci de ton air incrédule. C’est un exercice bien difficile que d’essayer de répondre à tes questions, car à la vérité, mon grand, je ne me souviens plus de ma vie d’avant toi.
Parfois, nous tombons tous les deux sur une photo de moi dans cette vie-là. La jeunesse de mes traits, l’éclat de mon teint et l’insouciance de mon regard me font l’effet d’une gifle, et ne laissent aucune place au doute : il s’agit bien d’une autre vie, celle d’avant ma réincarnation en maman. T’en rends-tu compte, mon trésor, toi qui perçois encore le monde à travers le filtre joyeusement naïf de l’enfance ?
En théorie, je le sais bien, ce que c’est qu’une vie sans enfant. Une vie où on ne dépend de personne, et où personne ne dépend de nous. Une vie où les contraintes sont minimales, où l’on passe toujours en priorité dans nos propres choix. Une vie où on a une énergie phénoménale à investir, du temps à consacrer, de la place plein la tête pour une foison de projets fous et colorés.
Je le sais bien et pourtant, je ne m’en souviens pas. Je ne me souviens pas de ce que c’est que de dormir d’une seule traite et sur mes deux oreilles. Je ne me souviens pas de ce que c’est que de pouvoir partir en vadrouille sans préparer une montagne d’affaires à trimbaler ou chercher longuement des solutions de garde. Je ne me souviens pas de ce que c’est que de faire la fête jusqu’au petit matin en lâchant prise sur toutes les contraintes du quotidien. Je ne me souviens pas de ce que c’est que de travailler bien au-delà du temps règlementaire et sans se soucier de l’heure, absorbée jusqu’au bout par le travail et mes plans de carrière.
Et ce n’est pas grave, parce qu’à la vérité, cette vie antérieure ne me manque pas. Elle est tout simplement révolue, et pour rien au monde je ne l’échangerais contre ma vie actuelle. J’ai oublié ma vie d’avant, parce qu’à ta naissance, mon cœur, je suis devenue maman au passé, au présent comme au futur.
Je suis devenue maman pour l’éternité.
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