Chère fatigue,
Jadis, je t’en voulais. Beaucoup. Jusqu’à tout récemment, je maudissais mes nuits entrecoupées, les cernes me colorant le visage jusqu’en dessous des bras, les bâillements qui me décrochaient la mâchoire 482 fois par jour et les maudits trous de mémoire liés au manque flagrant de sommeil accumulé depuis plusieurs années. Mais j’ai fini de t’en vouloir, chère fatigue. J’ai décidé que j’allais t’accepter, de la même façon qu’on accepte une fatalité, une évidence, un aléa de notre quotidien qui refera surface qu’on le veuille ou non. Comme le soleil et la lune, tu fais partie du cycle de mes jours et de mes nuits.
Tu es entrée dans ma vie en même temps que ma première grossesse, sans crier gare, et tu t’es confortablement installée. D’abord dans ma tête, puis dans mon corps tout entier, petit à petit. La fabrication d’un être humain est une tâche épuisante, il va sans dire. Tous les jours, au fil de l’évolution de mon petit être en devenir, tu ralentissais mes mouvements de plus en plus, m’obligeant à concentrer mon énergie sur mon usine interne qui chauffait à pleine capacité. J’appelais ça en riant mon « stade Jell-o », mon zombiisme perpétuel me donnant l’impression d’être constamment dans une bulle de gélatine. Un genre de lendemain de brosse avec-pas-de-brosse.
Puis, lentement mais sûrement, mon état de végétalisme cérébral semi-constant est devenu la norme.
J’aimerais te dire que tu ne me déranges pas, que je t’ai toujours considérée comme ne faisant qu’un avec moi, chère fatigue. En vérité je te le dis, j’ai simplement accepté que tu faisais partie de ma réalité de maman, et pour longtemps. Que ça ne servait à rien de me plaindre, à grands coups de « c’est donc ben plate » pis « chu donc ben tannée ». Simplement parce que de telles lamentations ne changent rien au fait que je demeurerai fatiguée jusqu’à ce que mes enfants quittent le nid familial… et encore! Parfois, tu me traverses en surface, mais parfois tu m’habites entièrement. Certains matins, tu m’envahis déjà de la tête aux pieds, alors que certains autres jours, tu n’arrives qu’en soirée pour t’installer confortablement sur le divan à côté de moi, m’empêchant de plier mes huit brassées de façon méthodique et efficace.
Ma vie de maman vient avec son lot de fatigue. Parce que les nuits sont parfois souvent trop courtes, mais ça me rappelle que je suis le centre de l’univers pour mes cocos; parce que j’ai dû gérer quarante-trois crises, lesquelles me confirment mon statut d’autorité; parce que j’ai passé la journée à faire le taxi, ces allers-retours qui m’assurent que la prunelle de mes yeux est en sécurité; parce que la routine est écrasante, mais combien réconfortante; parce que j’ai eu trop de commissions à faire dans trop de trafic, mais ça m’apaise lorsque je vois des bouilles rassasiées et en santé autour d’un bon repas; parce que les devoirs de l’un et les leçons de l’autre pèsent lourd à 18h30, mais que leurs sourires de fierté liés à la réussite n’ont pas de prix…
Pour tout ça, et encore plus, chère fatigue, aujourd’hui je te suis reconnaissante.
Oui, oui.
J’ai le goût de te dire merci. Merci à toi d’être présente dans ma vie. Merci de me rappeler que je travaille fort, comme un paquet d’autres mamans. Merci de m’assommer à une heure ridiculement tôt afin de m’annoncer qu’il est temps de lâcher prise, car de toute façon, je n’arriverai jamais au bout de ma to-do-list. Merci de penser à moi au point de m’envelopper telle une couverture moelleuse en me susurrant doucement « prends une pause, bonne maman ». Merci de me signaler que je travaille fort, chaque jour, pour que la marmaille ne manque de rien. Merci de ne pas m’oublier, toi, en me forçant à bâiller et m’étirer à toute heure du jour.
Par-dessus tout, chère fatigue, merci de me rappeler que tu es présente dans ma vie pour la plus importante des raisons : la famille que j’ai bâtie.
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