J’avais huit ans . J’étais assise sur tes genoux, papa, et maman parlait. C’était flou dans mes oreilles et elle prononçait ces mots que je n’arrivais pas à comprendre, dont je n’arrivais pas à saisir la portée. Je n’assimilais rien, portée par le flot de tes sanglots, par le mouvement de tes épaules qui bougeaient sans cesse sous le poids de tes larmes.
Maman avait décidé de partir. Partir où ?
Partir loin de toi, Papa. Loin de notre famille. Loin de notre maison si petite mais si sécuritaire. Maman voulait son espace à elle, avec nous. Sans toi, Papa.
Ton univers a basculé comme on tombe tête première dans une rivière d’eau froide. Tu restais fort au-dehors, mais tu te meurtrissais le coeur à coups de reproches à l’intérieur.
De milliers de questions t’assaillaient avec pour seul interlocuteur le silence pour te répondre. Ta femme, la mère de tes enfants, ta première blonde, levait les feutres. Elle voulait vivre sa vie. Elle et toi , le « nous », si souvent employé n’avait plus la même portée maintenant qu’elle avait décidé de faire cavalier seul.
J’ai vu pleurer maman si souvent. Pour des choses tristes ou belles. Je n’ai jamais aimé voir des larmes couler sur ses joues , mais elle me rassurait toujours de ses «je t’aime» . Elle pleurait doucement. Et je me disais que si elle ne pleurait pas trop fort , c’était peut-être que sa peine n’était pas si grande.
Alors quand j’ai vu tes épaules de superhéros tressailler de sanglots comme les vagues s’emparent de la mer, quand j’ai vu ce déferlement de larmes barbouiller ton visage, ton visage que tu tenais beaucoup trop fort entre tes mains, j’ai eu peur. Une peur bleue et viscérale. Dans mon petit coeur d’enfant, j’ai pensé que ta peine était si immense que tu n’arrêterais jamais de pleurer. J’avais peur que ton visage soit à jamais mouillé. Que tu pleures tellement que tes larmes ne sèchent jamais.
J’ai voulu enlever les mains de ton visage, Papa. Pour que tu vois dans mes yeux que je ne comprenais rien, que ta peine était trop grande pour mon âge. Et je voulais que tu me parles, que tu me rassures. Quand tu as voulu parler, rien n’est sorti. Tu respirais mal entre deux sanglots et tu avais mal à t’en fendre l’âme.
La précision de ce souvenir de toi dans ma mémoire est taillée au couteau. J’arrive encore à ressentir ce même désarroi. Pourquoi était-ce supportable d’entendre maman pleurer et que de te voir pleurer toi, ne l’était pas ?
Des années ont passé, l’eau a coulé longtemps sous les ponts. Ta peine s’est dissipée tranquillement comme la neige fond au printemps, mais j’ai parfois la solide impression qu’il en reste un petit monticule, enfoui au plus profond de toi. Un endroit de ton coeur si lointain que le soleil n’arrive pas à réchauffer ou du moins ne brille pas assez fort pour faire disparaître l’entièreté de ta peine.
Cette séparation a creusé une faille en toi. Depuis ce moment, je t’ai vu souvent pleurer, pour différentes raisons . Comme si cette faille ne s’était jamais vraiment refermée. Une brèche, petite, mais existante, qui laisse parfois couler un filet de larmes.
J’ai su plus tard comme tu avais été blessé. Comment on peut être démoli d’avoir aimé de tout son coeur, de toute sa vie.
Je t’ai vu reconstruire un univers autour de toi et de nous sans maman, une journée à la fois. Tu as longtemps marché sur les genoux, mais tu as avancé. Et j’ai compris que même lorsque la douleur est toujours présente, lancinante, il faut continuer. Qu’avec le temps, notre bagage devient plus léger.
Ce soir-là, Papa, j’ai compris que tu n’étais pas infaillible et que même le plus fort des hommes dans mon univers a le coeur fragile.
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