C’est arrivé pour la première fois par une journée bien ordinaire. Quelques enfants du groupe avaient une feuille de message collée à l’envers sur leur case, indice qu’il s’était passé quelque chose d’inhabituel dans le groupe, que les éducatrices attendaient ces parents pour leur expliquer l’inexplicable. Une feuille à l’envers, comme un secret. Mais rien pour toi. Bien que tu ne faisais pas partie du secret, je me doutais que quelque chose clochait. Mais je n’avais aucun indice. Tu es un bébé si gentil, pourquoi ce secret te concernerait ? Arrivée dans le local, l’éducatrice m’a lancé la bombe.
Toi, mon bébé rieur et joyeux, mon petit tout doux. Toi mon beau bébé, tu mords les autres enfants. Et pas une petite croquette d’amour, non non, de véritables bouchées. Les éducatrices ne diront pas aux autres parents que c’est toi le coupable affamé. Mais comme tu es le seul à avoir tant de dents, pas besoin de mettre Columbo sur le cas pour faire le lien entre les traces sur les joues et ta bouche.
Au début, j’étais tellement mal à l’aise. Je me suis dit que c’était un incident isolé. Que tu devais être fatigué. Ou avoir faim. Mais non. Les jours et les semaines se sont enchaînés et tu as récidivé. Plusieurs fois. Parfois même avec plus de vigueur.
Maintenant, je suis gênée d’entrer dans le CPE le soir et je tente de dédramatiser en lançant d’un ton sympathique et désinvolte : « Bonjour! Je viens chercher Hannibal Lecter! Combien a-t-il mangé d’amis aujourd’hui? ». Mais mes tripes sont nouées. J’ai peur que les éducatrices ne t’aiment plus. J’ai peur que les autres parents te détestent. Car moi, je ne peux imaginer la violence qui m’habiterait si je te retrouvais à la fin de la journée avec le visage tuméfié comme celui de ta dernière petite victime.
Quand je te berce le soir, je te regarde dormir paisiblement avec tes grands cils et tes joues roses de poupée. Comment peux-tu avoir l’air d’un tel ange et faire si mal à tes petits amis ? J’ai le cœur gros. Je me sens si impuissante. Et je me demande si c’est de ma faute. Les éducatrices me disent que c’est une phase et j’ai beau chercher « mon-enfant-est-devenu-cannibale » sur internet, je ne trouve aucune recette testée et approuvée pour que tu arrêtes. Dans l’auto, je te regarde avec de gros yeux dans le rétroviseur en te disant de ma voix sévère qu’il ne faut pas mordre les amis, que ce n’est pas gentil. Et toi, tu me souris, simplement, si heureux de me voir.
Et puis par une autre journée bien ordinaire, alors que je rentrais encore la mine basse au CPE, je n’ai vu aucune feuille à l’envers sur les casiers. J’hésitais entre croire à un oubli de la part des éducatrices ou simplement un mirage dans mes yeux de mère qui se sentait si coupable. Quand j’ai lu la note dans ton petit cahier disant que tu avais eu une belle journée, j’ai pleuré de joie. Je n’ai toutefois pas laissé toute la place au soulagement. Si ce n’était qu’aujourd’hui ? Et non. Reparti aussi brusquement qu’il était arrivé, ton goût de croquer tes amis a laissé place au goût de croquer dans la vie. Tout court.
Je te berce encore souvent et je repense parfois à cette période où je me suis sentie si impuissante et où j’ai tellement eu peur d’avoir manqué à ma tâche de maman sans le savoir. Je te regarde dormir et je me dis que si un jour je croise une maman de bébé-croqueur-d’amis, je saurai lui dire que les éducatrices avaient raison : c’était une phase. Une phase difficile, une phase où l’on se sent à la fois coupable et impuissante, mais une phase qui s’achève un jour. Tu es redevenu mon beau bébé. Tout court.
ISABELLE CLERMONT |
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