Je le sais que t’es à boute de l’heure des repas avec ton toddler pis que tu rêves du moment où il aura l’autonomie de mettre son beurre de peanut tu-seul sur ses toasts. Mais je vais te décevoir en te disant qu’un jour, tu seras nostalgique du temps où il était strappé solide dans sa chaise haute, à l’écart de tes chaudrons.
Un jour, t’sais, quand il aura dix ans, tu vas commencer à laisser ton plus vieux se garder tu-seul après l’école. J’sais que c’est difficile à imaginer, mais ça arrive plus vite qu’on pense. Au début, tu vas y aller d’instructions strictes et claires pour éviter tout risque de mort, de blessure grave, d’incendie ou d’explosion. Interdit de se servir du poêle, du micro-ondes, de tout appareil électrique autre que la télé, des couteaux qui coupent pis surtout, interdit d’inviter des amis.
Tu vas lui laisser des plateaux de crudités pis de la trempette au frigo, tu vas l’appeler aux vingt minutes pour voir si tout est correct. Tu vas prendre confiance en lui et ça va durer genre deux mois semaines jours. Après ça, t’auras pas le choix de ramollir sous l’influence de ton chum qui va te trouver donc ben trop sévère pis tu vas lâcher prise sur l’interdiction du micro-ondes dont ton enfant sait se servir depuis longtemps. Pis des amis, qui auront le droit de venir jouer, mais dehors. Ah pis des appareils électriques, d’un coup que ça y prendrait à ton kid de passer la balayeuse pour te faire une surprise.
Erreur, ma belle. Exténuée par ta journée et avec ton projet de souper facile improvisé dans ton char, tu vas rentrer du travail à 17h30 un bon jour comme à l’habitude. Pis tu vas trouver ta cuisine, la tienne, envahie par tous les p’tits morveux du quartier. La brigade totale avec, pour chef, nul autre que ton propre enfant dit autonome.
T’arriveras assurément cinq minutes trop tard pour entrevoir avec émerveillement les brownies chauds sortir du four. Mais tu te pointeras juste au bon moment pour constater que les flos ont sacré le plat de pyrex brûlant sur ton comptoir de cuisine, y laissant une trace qui te rappellera cette journée mémorable jusqu’aux prochaines rénovations, s’empiffrant directement dedans en faisant presque assez de graines sur ton plancher pour recouvrir la couche de farine échappée à terre lors de la première étape de leur recette.
Bien entendu, tu trouveras aussi un char de vaisselle sale étalée sur ton comptoir parce que, rêve pas en couleur, il ne leur sera pas venu à l’esprit de la laver pendant la cuisson, des éclaboussures de batteur électrique sur tes murs qui ressemblent maintenant à une magnifique œuvre d’art contemporain et tu pourras reconstituer cette inoubliable recette de carrés au chocolat sans problème en découvrant qu’aucun des ingrédients n’a repris sa place dans ton garde-manger.
Au risque d’encore passer pour l’air bête du quartier, tu vas sacrer tout le monde dehors en plein milieu de leur dégustation, en te promettant secrètement de te délecter des brownies en soirée, et réinscrire illico ton petit Ricardo au service de garde malgré la coupure de trente-cinq piastre dans ton budget-SAQ-et-sorties hebdomadaire.
Ton ado de 10 ans t’en voudra à mort. Pas grave, tu resteras insensible à ses pourquoi-tu-m’empêches-toujours-de-viiiiiivre en te remémorant l’heure et demie que ça t’aura pris pour venir à bout de la tornade qui sera passée dans la cuisine.
Mais pour pas longtemps. Parce qu’il faudra bien qu’il devienne autonome avant de partir en appartement, cet enfant-là, pis que toi, la reine des chaudrons, t’acceptes de partager ton territoire sacré.
SOPHIE PERRON |
Je suis heureuse de constater que je ne suis pas la seule à être ambivalente à partager mon territoire sacré!
Oui, ça demande pas mal de lâcher-prise!
Hahaha, trop bonne ton histoire!
Excellent texte Sophie, comme d’habitude! 😉
Merci! ?